titre le dernier palier

EXTRAIT

PROLOGUE

La fusée de détresse roule sur les planches du bateau jusqu’à heurter le pied du cadavre d’Hortense.

Léa ne l’aperçoit que par morceaux épars à travers la brume. Ses jambes. Son ventre. Elle est restée comme elle l’a laissée, assise contre la rambarde métallique, la tête dissimulée derrière l’épais rideau de ses cheveux. On dirait l’ivrogne qu’elles croisaient souvent à l’entrée du parking derrière la piscine municipale, endormi à même le caniveau, calé contre une gouttière déboulonnée, la gorge écrasée par son menton et le torse repeint de vomi.

Le brouillard l’efface un instant, Léa profite de ce moment pour se redresser. Elle gémit sous l’effort, mais parvient à se relever en plaquant son bras contre ses côtes brisées. Les muscles de ses cuisses tremblent alors qu’elle se pousse en arrière sur les caillebotis trempés. Elle serre les dents, recule jusqu’à ce que son dos trouve appui contre les vitres des cabines. Sa tête, lourde, bourdonnante, tombe en avant.

La brume, accrochée aux récifs, déambule lentement, quitte le pont, glisse sur l’eau, et le cadavre d’Hortense réapparaît en face d’elle. Ce n’est pas du vomi mais une tache de sang, en forme d’étoile, qui macule son menton. Son corps, à l’image du ciel terne, est déjà devenu grisâtre. Ses doigts sentent encore la poudre du bâton de détresse, pourtant éteint depuis des heures. Elle frissonne. Elle se concentre sur le ciel au-dessus de sa tête, lourd d’une pluie qui vient à peine de cesser. La chair de poule court sur sa peau. Les récifs crèvent le brouillard comme des coups de couteau. Léa en vient presque à vouloir saisir la brume, à maintenir cet effet fantomatique sur le bateau qui, paradoxalement, rend à son esprit profondément pragmatique l’horreur plus acceptable. Comme si le brouillard, en retenant l’aube, pouvait contenir ce qu’il s’était passé, pouvait faire croire encore que cette nuit n’était pas arrivée.

Léa ferme les yeux. Elle replie ses jambes contre sa poitrine, coince son bras contre son ventre, se concentre sur la nausée qui monte, monte en elle et la fait tanguer, au fur et à mesure que la brume se disperse, que le cadavre d’Hortense apparaît de plus en plus gris et immobile, que l’odeur de l’iode la submerge avec les va-et-vient du ressac et qu’elle sait, qu’elle sait ce qui va arriver, là, maintenant, à tout moment.

L’océan reviendra chercher son dû.

Comme si elle avait entendu ses pensées, une vague approche. D’abord, elle la sent. L’odeur du poisson pourri la gifle. Puis, elle l’entend, qui vient de sous le bateau, et qui serpente entre les récifs, avant de surgir derrière les barrières de sécurité. La vague rampe sur le sol du catamaran comme un bras tendu, fouille, tâtonne, pousse les bouteilles d’oxygène qui la gênent, et cherche son butin, à l’aveugle, avec une certaine frénésie, pareille au museau d’un limier, jusqu’à, enfin, toucher la cheville d’Hortense.

La vague se fige.

Après une seconde suspendue, l’eau teste son repas, se déplace, palpe le cadavre, le jauge en s’étirant de tout son long, en déduit le sens : la tête, les jambes, la tête de nouveau, les bras, les fesses, les pieds, le torse, puis, quand elle dispose de toutes les informations dont elle a besoin, la vague se retire, lentement, se tasse et s’aplatit comme un fauve qui se prépare à sauter sur sa proie. Puis, elle bondit. Elle s’enroule autour des hanches d’Hortense et la tire jusqu’aux barrières, tente de prendre la dépouille, mais le cadavre, encore mou, se coince entre les lignes métalliques.

La vague tire encore. Elle balance sa gueule de gauche à droite, secoue sa proie, et Léa ne peut plus regarder. Elle cache son visage contre ses genoux, se bouche les oreilles, alors que la peau d’Hortense chuinte contre les planches du pont, que ses membres désarticulés cognent les caillebotis et frottent les filières, et que la vague roule en arrière, et gronde, et tire, et la secoue, et grogne, et tire encore, jusqu’à ce que, enfin, dans un horrible bruit de succion, le corps d’Hortense soit aspiré sous les barrières dans une grande gerbe d’éclaboussures.

Léa rouvre lentement les yeux.

L’aube écarte les nuages comme les croûtes d’une plaie.

Elle bascule sur le côté. Sa tête trop lourde cogne contre les planches et ça résonne partout à l’intérieur d’elle, mais la douleur est sourde, étouffée par toutes les autres. Ses côtes cassées l’empêchent de respirer. Elle halète, incapable de gonfler sa poitrine comprimée par la douleur, assourdie par le souffle sifflant et trempé qui s’échappe de sa bouche. Des papillons noirs volettent devant ses yeux. Tombée sur le flan, le sang de son arcade fendue barre son visage jusqu’à sa bouche et glisse dans sa gorge en emportant des morceaux de lèvres coupées. Son regard s’accroche aux balustres du pont et aux vagues, calmes, qu’elle aperçoit par-delà les récifs.

C’est la dernière.

Ses paupières se ferment, ses doigts se serrent. Elle sait résister à l’inconscience. Son attention se concentre sur une seule sensation : la façon dont les croisillons des caillebotis creusent sa joue. Une inspiration. Une lame la déchire en deux, du creux du dos jusqu’au milieu des seins et ses poumons s’enflamment. Elle s’accroche à la douleur. Une autre. Son souffle mouillé qui siffle comme une machine malade. Le feu, encore, l’impression que ses côtes poignardent ses poumons de l’intérieur. Surtout ne pas tousser. Inspire. Le sang de son arcade, tiède, contourne son œil, colle dans ses cils, glisse sous sa pommette et remplit le quadrillage des planches au compte-gouttes. Une autre inspiration, petite. Elle force sa langue à se coller en bas de sa bouche pour dégager un peu plus son larynx.

Elle lutte pendant des heures, des jours peut-être, jusqu’à ce que, à moitié tuée par la souffrance et l’hypothermie, une forme ronde, semblable à un ballon ou une bouée dérivante, apparaisse tout à coup derrière les barrières métalliques. La sphère, jaune fluorescent, brille et ondule sous ses yeux. Puis ses espoirs se transposent enfin sur la réalité, alors qu’une tête apparaît sous le rond flottant, et qu’elle comprend, qu’elle projette enfin l’arrivée des secours. Y a-t-il eu des sirènes ? Elle n’a rien entendu. Mais peut-être, oui, peut-être ont-ils vu la fumée de la fusée de détresse, peut-être les ont-ils enfin repérés. La fièvre mouille sa nuque de sueurs froides alors qu’un homme sans visage s’agenouille devant elle et lui parle sans faire de bruit. Elle, n’entend que l’océan. La pression de l’eau qui l’isole de tout et la ramène à l’intérieur de son corps, la course des bulles du détendeur qui étouffe tous les sons, et sa respiration, toujours sifflante, qui saigne sa poitrine. L’homme de sa projection enroule une sangle autour de son bras, comprime son muscle. Léa ne reconnaît pas ce modèle de manomètre de plongée. Les secours ne portent plus un casque mais une cagoule noire surmontée d’un masque. Leurs fantômes, assombris par la colère, se penchent soudain sur elle et la toisent comme si elle était étendue au fond d’une tombe.

Un crac éclate dans un flash de pure souffrance.

Les spectres s’évaporent sous son cri de douleur. Un homme casqué retire immédiatement sa main de son torse, l’immobilise, repousse sa tête en arrière. Léa quitte son corps, se déconnecte. Sans qu’elle s’en rende compte, les secours la soulèvent et l’installent sur une civière.

Pour lui apporter de l’oxygène, on bascule sa tête sur le côté.

Au moment où on lui installe le masque sur le nez, son regard se pose sur la tête de la créature qui sort de l’eau, juste à côté du bateau des secours.

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