titre l'autre côté

EXTRAIT

1

L’oeil du cadavre le toise.

Des larmes d’asticots coulent de l’orbite écarquillée d’horreur, filent sur la joue du chevreuil et dégoulinent sur son poitrail roussâtre. Gonflé comme un bouton, l’oeil noir l’accuse alors qu’il descend de la voiture. Il accroche son regard et ne le lâche pas, tremblant de larves blanches, quand l’homme traîne sa carcasse sur le bas-côté, tordue, une patte en vrac, le cou tendu sur les feuilles mortes. L’oeil de la charogne le fixe toujours pendant que Will s’essuie les mains sur son pantalon. Lui renvoie son propre reflet à travers un linceul de feuilles lorsqu’il s’allume une clope.

L’oeil mort continue de maudire son dos jusqu’à ce qu’il claque la portière de sa voiture.
Le moteur redémarre. Avant de prendre le prochain virage, Will jette un dernier regard en arrière.
Mais la carcasse a disparu.

Les phares jaunâtres du 4x4 sont les derniers remparts contre la pénombre. Les arbres fuient à contresens le long de la chaussée. Will accélère encore, s’enfonce plus loin dans la nuit, jusqu’à ce que surgisse le vieux sapin courbé, squelettique et sans aiguilles qui signale l’entrée du Mélèzin. Derrière lui, l’obscurité engloutit la forêt de Boscmort sans faire de distinction : les fossés traîtres, les troncs recouverts de mousse, la faune et la flore, la route elle-même. La nuit mange tout. Ne reste plus que Will sur la voie, rentrant chez lui avec le coeur d’un exilé.

La lumière blanche du foutu projecteur de son allée l’aveugle. Will dépose ses bouteilles achetées dans l’après-midi sur la table de la cuisine et se sert un verre de whisky. Dehors, le halo du détecteur de mouvements s’éteint. Le noir reprend son règne dans la maison, et Will, appuyé contre le comptoir, laisse choir sa tête entre ses bras tendus. La vaisselle de la semaine s’entasse dans l’évier dont le robinet pleure un goutte-à-goutte continu. Trois boîtes de pizza à peine entamées se partagent l’espace entre le courrier qui ne sera jamais lu et une corbeille de fruits assaillie par les moucherons. L’ombre remplit de nouveau son verre, allume une autre cigarette. Dans un coin de la cuisine, une couronne de fleurs fanées lutte pour sortir de la poubelle. Elle s’accroche aux rebords de plastique de la benne et aux plis du sac. Will traverse la pièce, enfonce le couvercle. À ses pieds, les pétales qui dépassaient, brisés, chutent en silence sur le carrelage froid. Il se laisse tomber sur une chaise en leur jetant un regard haineux.

On lui a dit que les chrysanthèmes ne fanaient pas.

Sa tête tombe dans sa main. Il est aussi vidé qu’un pendu. Alors qu’il se ressert, la gourmette à son poignet tinte contre le verre et le prénom accroche son regard. Thomas ne la portait jamais, de toute façon. Le bracelet était trop grand, il le perdait tout le temps. Même pas foutu de connaître la taille des mains de mon propre fils.

Le whisky ne le réchauffe pas. Alors Will attend. À la télévision, des stars de la chanson font le show devant un public docile qui applaudit quand on lui demande. Quelque part dans la maison, perdu, un réveil, une montre, ou peut-être une horloge dicte un tic-tac lointain que Will n’entend plus. Il fixe le mur.

C’est arrivé par une soirée calme, un peu comme celle-ci.

Will a payé les pots cassés et ramassé tous les morceaux. Ceux qui ont éclaboussé les pierres, ses chaussures, ses genoux… Une nuit calme, et le sol qui tangue. Les feuilles qui glissent. Et le stupide pot de fleurs qui tombe du rebord de la fenêtre dans un mélange chaud de terreau noir, d’eau croupie et de fleurs éparpillées. J’ai tout épongé, j’ai tenu ensemble toutes les fissures. Durant des heures. J’ai serré fort tous les morceaux les uns contre les autres pour recoller les éclats, réparer le vase. Réparer ce qui a été cassé par un bête accident, comme avec tes jouets, comme avec la céramique préférée de ta mère. Parce que ça ne peut pas s’arrêter là après tout, un vase ne se brise pas, même d’une chute d’un rebord de plusieurs mètres.

J’ai même replanté l’orchidée.
Mais elle n’a jamais refleuri.

Le détraqué sursaute. La télévision est toute floue. Il se frotte les paupières, réprime un bâillement. La sécheresse de ses yeux n’égale que celle de sa gorge. Ce n’est plus la même chaîne que tout à l’heure, mais toujours la même émission. Ce que raconte le présentateur n’a aucun sens. Will écrase sa cigarette déjà consumée, termine son verre, en allume une autre, se ressert du whisky. Et le bien réglé tic-tac continue son insomnie.

Derrière la fenêtre, la nuit recule. Le cendrier déborde, le whisky a failli à le réchauffer. La télévision s’est éteinte sans qu’il ne s’en rende compte. Dehors, le camion des éboueurs passe sans s’arrêter dans l’allée. Le matin se glisse timidement entre les lattes du store de la cuisine, lui tapote l’épaule, comme pour vérifier s’il est toujours vivant. Will se dérobe à son contact, prend sa bouteille et fuit la lumière. Il croise Narrok dans le couloir, qui l’observe d’un oeil endormi, étalé de tout son long sur le carrelage sale. Will caresse la large tête du chien d’une main calleuse. Non, ils ne partiront pas pour une balade impromptue.

« Je vais juste sur le canapé, rendors-toi, mon vieux. »

Le chien grisonnant ne se le fait pas répéter. Il se lève cependant, tourne sur lui-même, puis se roule en boule à sa place habituelle : au pied de l’escalier qui mène à la chambre de Cally. Même si sa jeune maîtresse n’est plus que quelques jours par mois chez son père, il a conservé l’habitude de dormir là pour la veiller et la protéger. Parfois, Will aussi se réveille au pied de cet escalier. La peur de ramasser sa jeune somnambule un étage plus bas ne l’a pas quitté, malgré les années.

Il sent vaguement le vibreur de son téléphone, mais ne réagit pas. Ses yeux, brûlés d’être restés grands ouverts, fixent un fantôme invisible dans le couloir d’entrée. Les vibrations s’arrêtent. Ce n’était qu’un mirage. Narrok lève la tête et soupire quand son maître se ressert un verre. Mais le téléphone vibre à nouveau. Cette fois-ci, Will le cherche, énervé d’être arraché à son flottement, se contorsionne, retrouve le perdu entre deux coussins du canapé, manque de renverser la bouteille au passage et rate l’appel. Il colle presque son nez à l’écran, mais même les yeux plissés, les lettres sont embrumées. Il peste, va chercher ses lunettes. Plus de cinquante balais et déjà myope comme une taupe. « Fait chier » jure-t-il de plus belle lorsqu’il se rend compte de l’identité de la personne qu’il a laissé poireauter. Il se dépêche de la rappeler.

« C’est le troisième appel, je te signale ! »

Will s’étire en retenant un gémissement douloureux. Il met plus de temps qu’auparavant pour se remettre de ses courbatures.

« Il est… »

Il jette un coup d’oeil au micro-ondes.

« … sept heures et quart du matin. Bonjour, Aris. »

La voix de l’autre côté du combiné ricane.

« Inutile de me servir ce ton, comme si je te tirais du lit. À ta voix, je sais que tu as encore bu toute la nuit. »

Will se pince l’arête du nez, ferme les yeux et s’exhorte au calme. Il se paye la gueule de bois sans avoir eu droit à l’ivresse.

« Tu m’appelles parce que tu as besoin de quelque chose ou juste parce que tu t’emmerdes ? »

Il y a du bruit en fond, comme du vent ou une soufflerie, recouvert par un vrombissement sourd.

« T’es en voiture ? reprend Will, plus pour se donner le temps de chercher ses cigarettes, abandonnées quelque part dans le salon.

— Oui, désolée. C’est pour Cally. Ils viennent de bloquer la nationale. Des animaux morts d’après ce que j’ai compris. Bref, je suis coincée. Je ne sais pas à quelle heure je pourrai repartir et j’ai un rendez-vous à huit heures avec un commis d’office. Je ne vais pas pouvoir aller la chercher. Laurent est en service et Papa a encore son plâtre, alors…

— Heureux de savoir que tu m’appelles en dernier recours.

— Oui, bon, écoute, je fais ce que je peux ! Son bus arrive à La Roche à huit heures moins le quart, sois à l’heure cette fois. Allez, je dois te laisser, on me demande de prendre une déviation. Et hey, Will !

— Ouais ?

— Lave-toi les dents avant d’aller embrasser ta fille. Je ne veux pas qu’elle sente le whisky. »

Il jette son portable sur la table basse comme si celui-ci l’avait traité de gros con. Une pénible inspiration, la pulpe des doigts contre les pulsations sanguines à ses tempes. Mais la migraine ne va pas le quitter de la journée, inutile de se leurrer. Will se lève sans envie. Il attrape son verre, le vide d’une gorgée, le pose dans l’évier tel un automate, puis cache ses bouteilles dans le placard en hauteur et ouvre la fenêtre. Accoudé à la balustrade du perron, le froid automnal atténue un peu la raideur de son cou, qu’il fait craquer comme une branche morte avec une grimace. Les oiseaux pépient dans les sapins qui bordent la maison. Il aperçoit dans son dos Narrok s’étirer en chouinant, puis sortir dans le jardin avec la tête autant dans le coaltar que lui. Le vieux chien fait sa ronde quotidienne, longe la clôture en bois usée, le portique de la balançoire roux de rouille et le fil à linge ballant.

Will soupire, puis retourne à l’intérieur.

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